Force – La Femme et le Lion Sauvage
À la croisée du langage instinctif et du rituel magique
Dans le Tarot de Marseille, Force marque un tournant. Elle rompt avec les symboles de pouvoir extérieurs que représentaient les couronnes, les sceptres et les trônes. Ici, la puissance n’est pas le pouvoir, il n’est plus question de rang ou d’héritage : elle devient intérieure, indomptable, viscérale.
Une femme se tient face à un lion, et ce qui frappe immédiatement, c’est la tension subtile entre eux. Elle ne le combat pas, elle ne le dompte pas non plus. Elle pose sa main sur sa gueule avec une certitude tranquille. Ce n’est pas une lutte de domination : c’est une danse, une négociation entre deux forces qui se reconnaissent mutuellement.
Clarissa Pinkola Estés, dans Femmes qui courent avec les loups, décrit comment les femmes ont été coupées de leur nature instinctive, apprenant à museler leur puissance intérieure sous le poids des normes et des interdits. Mais cette puissance n’est pas une menace : elle est vitale. Elle est la pulsion de vie brute qui palpite sous la surface. Force incarne ce moment où l’on choisit de ne plus s’éteindre. Elle sait que la force brute, si elle n’est pas accueillie et canalisée, se transforme en destruction. Une femme qui refoule son énergie vitale finit par la retourner contre elle-même, sous forme d’angoisse, de maladie ou de rage contenue.
"Quand une femme n’a pas de place pour exprimer sa puissance, elle devient une louve enfermée dans une cage trop étroite."
(Femmes qui courent avec les loups)
En parallèle, L’Homme qui savait la langue des serpents de Kivirähk nous parle d’un autre type de force : celle du langage magique, cette parole oubliée qui permettait autrefois de converser avec les bêtes et de s’accorder au souffle du monde. Le personnage de Leemet, dernier détenteur de cette langue ancestrale, vit dans un monde où les hommes ont renoncé à leur connexion au sauvage pour bâtir des murs et se conformer à une nouvelle société. Lui seul sait encore parler aux serpents, ressentir la puissance qui traverse les corps et les paysages.
Ces deux récits s’entrelacent dans la carte de Force : d’un côté, la femme qui retrouve son instinct et ose toucher la bête en elle ; de l’autre, l’homme qui préserve la mémoire d’un monde où l’homme et l’animal partageaient un langage commun. Ensemble, ils racontent un même passage initiatique : celui qui mène de l’oubli à la reconnexion, de la peur à l’accord avec soi-même.
Retrouver le Féminin Sauvage : Force comme pulsion de vie
« La femme sauvage porte en elle la force de toutes celles qui l’ont précédée. » (Femmes qui courent avec les loups)
La femme de la Force ne craint pas le lion. Elle sait qu’il fait partie d’elle.
Là où l’Impératrice usait de charme et de séduction pour imposer son règne, Force n’a pas besoin de jouer un rôle. Elle est dans la pure présence. Mais cette réconciliation avec l’instinct n’est pas immédiate. Comme dans les contes analysés par Pinkola Estés, il y a un processus, un chemin.
Les femmes élevées dans un cadre rigide, où l’on exige d’elles douceur et contrôle, finissent souvent par étouffer leur propre énergie brute. Elles deviennent étrangères à leurs propres désirs, à leurs propres colères. Or, la force vitale qui ne trouve pas de chemin s’empoisonne elle-même. Une femme qui ne danse pas avec son feu intérieur le verra se transformer en frustration, en angoisse, ou en rage rentrée.
Dans cette redécouverte de la puissance, quatre éléments sont fondamentaux :
- Le Temps : retrouver son propre rythme. La Loba, cette vieille femme du désert qui collecte des os pour leur redonner vie, enseigne qu’on ne ressuscite pas une puissance en un jour. Force comprend qu’elle ne peut pas brusquer ce réveil : il faut du temps pour écouter son propre rugissement intérieur.
- La Passion : donner une forme à l’énergie. L’instinct brut ne doit pas rester à l’état sauvage, sous peine de devenir destructeur. Force apprend à le canaliser : par la danse, par la création, par l’action physique ou l’expression sexuelle.
- La Souveraineté : s’autoriser à être. Force n’attend pas de validation extérieure. Elle est celle qui s’accorde à elle-même le droit d’exister pleinement.
- L’Appartenance : ne pas s’isoler. Retrouver sa puissance ne signifie pas vivre en solitaire. Comme la femme squelette du conte inuit, celle qui se croit brisée peut renaître lorsqu’elle est accueillie par un regard qui ne détourne pas les yeux. Force apprend aussi à s’entourer d’une meute, d’autres femmes sauvages qui savent.
Force et la Magie : Parler la Langue des Bêtes
« Il n’y avait pas de maître, pas de bête soumise. Il n’y avait que des mots, et dans ces mots coulait une force ancienne qui liait toutes choses. » (L’Homme qui savait la langue des serpents)
Force n’est pas seulement instinct : elle est aussi magie.
Dans L’Homme qui savait la langue des serpents, Leemet incarne une force différente : celle de la parole rituelle, ce savoir oublié qui liait autrefois les hommes et la nature. Il n’ordonne pas aux bêtes : il leur parle dans leur langue.
Cette idée rejoint l’essence profonde de la carte : la femme de Force ne force pas le lion. Elle ne l’asservit pas. Elle communique avec lui.
Ce langage perdu est une clé essentielle de la magie : celle qui ne passe ni par la violence, ni par la contrainte, mais par un accord intime avec ce qui nous entoure.
- Une puissance qui traverse le corps. La vraie magie n’est pas intellectuelle, elle est incarnée. Elle passe par le souffle, par le toucher, par la voix. La langue des serpents ne s’apprend pas dans les livres : elle pousse en toi comme une racine dans la terre Un jour, tu parles, et le serpent te répond.
- Un rituel qui ne cherche pas à contrôler. Dans Femmes qui courent avec les loups, la guérison passe souvent par des rites de passage : un geste simple, un chant murmuré, un cercle tracé sur la terre. Force comprend que la magie ne se brandit pas comme une arme : elle s’accueille.
- Une puissance qui ne veut pas dominer. Ce n’est pas avec une épée que l’on parle au serpent. Ce n’est pas avec un feu que l’on commande aux loups. La vraie force ne détruit pas. Elle s’accorde au battement du monde.
- Un lien à entretenir. Quand je marchais seul dans la forêt, je murmurais les paroles anciennes. Pas pour contrôler, pas pour appeler. Juste pour qu’elles ne se perdent pas. Force est une carte de continuum. Elle nous rappelle que certaines choses doivent être entretenues, même en silence.
Un Rituel pour Force : la Transe Silencieuse
Force ne se crie pas. Force ne se brandit pas.
Un rituel pour cette carte ne doit pas être spectaculaire. Il peut être simple : marcher pieds nus dans la nature, écouter, respirer, sentir l’énergie animale en soi. Fermer les yeux et laisser quelque chose nous traverser.
Il y avait des hommes qui parlaient trop fort et brandissaient leurs armes. Moi, j’ai fermé les yeux. J’ai senti le vent sur ma peau, l’odeur des feuilles humides. Le silence m’a enveloppé comme un manteau, et dans ce silence, j’étais plus puissant que tous leurs cris.
Force ne réside pas dans la lutte. Elle est cette transe silencieuse où l’on n’a plus besoin de prouver quoi que ce soit. Elle est ce moment où l’on comprend que l’on n’a jamais perdu la langue des bêtes – il suffisait juste de se souvenir. "Une femme qui marche avec sa force n’a pas besoin de prouver quoi que ce soit.
Elle est, et cela suffit."
(Femmes qui courent avec les loups)